samedi 14 juillet 2012
Cornac
(Un petit mot avant de commencer : cette histoire date d'il y a cinq ans maintenant. Depuis, le temps a passé, nous avons tous changé. Mais ce que je vois, et pour une très grande part ce que j'imagine, reste indemne. Alors comme dirait Laurent, "y a des erreurs" mais c'est en se trompant qu'on arrive parfois à de belles choses, regardez la tarte tatin.)
Alain et Odile vivent à Cornac depuis... depuis toujours pour Odile.
C 'est ici qu'elle est née, dans cette maison, et c'est ici qu'elle veut finir sa vie.
Alain l'y a rejointe après leur mariage, ils sont devenus les maîtres du lieu, hébergeant sous leur toit la mère et la grand-mère d'Odile qui ne connaissaient elles aussi que les quelques kilomètres environnant leur petite bourgade.
Aujourd'hui, Alain et Odile sont vieux, mais ils gardent tellement de souvenirs.
" On s'est connus pendant la guerre, hein Alain ?
- Hé ! C'est vrai, ma foi.
- On aimait bien danser. Mais c'était interdit. Et dangereux avec les Allemands qui trainaient dans le coin. Mais on y allait quand même. Le Samedi soir, on prenait nos vélos et on changeait toujours de patelins. On était beaux quand on dansait.
Et maintenant on est vieux.
- Et oui".
Des bals clandestins. Finalement on nous fait toute une histoire avec les rassemblements improvisés par téléphone portable interposé pour aller raser les champs à grands coups de rave party. Mais on n'a rien inventé.
Eux étaient bien plus intrépides, et surtout inconscients : enfourcher sa bicyclette et aller braver les mitraillettes juste pour le plaisir d'une petite valse avec un beau brun de fille ou un bel ouvrier. La résistance par la danse.
Ils ont 80 ans tous les deux.
Souvent Odile est fatiguée. Enfin elle le dit. Sûrement pour rassurer les autres vieux du village qui s'effondrent un peu plus chaque jour et qui doivent se désespérer de voir cette midinette avec ses belles joues rondes, roses et lisses, ses yeux pétillants et son rire toujours au bord des lèvres.
Avec sa coupe de petit garçon, elle a l'air d'être passée à travers les mailles du filet à papillon tout en douceur, quand les autres mamies sont restées coincées dans ledit filet avec leur brushing violet argenté, compliqué, encombrant, leurs frisettes de caniche et leur "colorette" mensongère.
Alors Odile dit que oui, elle a un peu mal au dos, et puis elle entend mal parfois (mais ce n'est pas une raison pour s'aviser de dire une ânerie, même à voix basse, parce que ça ne passera pas).
Ses intestins lui font quelques misères, quelques arguments à fournir lorsqu'elle rejoint les autres vieilles sur la place de l'église pour attendre le boucher ou l'épicier ambulant.
Et puis, il y a ce méchant taux de cholestérol qui l'empêche parfois de savourer les gourmandises salées ou sucrées dont elle est friande. Dans ce cas, le remède est simple : une bonne diète durant un mois ou deux, le temps que les statistiques du Docteur Ferrand reviennent à la normale afin de reprendre le régime habituel : girolles, confit de canard cuit dans sa graisse, et quelques haricots verts pour faire couler.
Il faut dire que ce n'est pas simple de suivre un régime quand on a son quotidien tenu aux fourneaux.
Odile est la reine de sa cuisine. Une belle grande cuisine claire, avec une immense table en bois au milieu, sur laquelle on dresse tranquillement dix couverts.
Dès le matin, la tenue réglementaire, c'est le tablier bleu à petites fleurs qui se boutonne sur le devant. Un pull dessous l'hiver, juste une combinaison l'été. La cuisine est toujours rutilante et le balancier en cuivre de la grande horloge en bois brille chaque jour comme un soleil.
Cette horloge ressemble fort à celle de la chanson de Brel et pourtant cette maison, c'est tout le contraire de celle de vieux sans rêves qui attendent juste que la pendule d'argent s'arrête de ronronner.
Ici on rêve, on rit, on s'occupe sans arrêt.
On fait des provisions pour tenir un siège (confiture de groseilles, pêches au sirop, conserves de haricots ou d'asperges, vin maison... tout y passe).
Et Odile se promène dans sa cuisine, fait mijoter tous ces ingrédients dans une douce lumière, quand elle n'est pas installée à sa machine à coudre pour une petite reprise ou un ourlet.
La matière première de ses journées, c'est Alain son mari qui lui fournit.
C'est le roi du jardin, l'inventeur de l'expression "avoir la main verte". Tout ce qu'il plante pousse. Tout ce qu'il aménage est joli. Tout ce qu'il cultive est bon. Il collectionne les bouts de terrain, y passe le plus clair de son temps, été comme hiver, a aménagé une serre chargée de petits pots expérimentaux où se mélangent toutes variétés de tomates, radis, carottes, blettes, oignons, ail, herbes aromatiques...
Cependant, son jardin secret préféré reste celui situé en haut de la colline de Cornac, un kilomètre au dessus du cimetière. Là, Alain est au dessus des morts, déjà parmi les anges, au milieu de sa vigne et près de sa cabane en bois.
Il monte deux fois par jour pour tailler sa vigne, regarder pousser ses kiwis, désherber ses rangs de pommes de terre qu'il oublie parfois de ramasser.
" Ca me passe le temps, et puis je suis bien là haut".
Il domine toute la vallée, peut grimper aux arbres sans se faire tirer les oreilles par sa femme, bien que les traces de quelques chutes douloureuses le trahissent parfois.
Les gars du village lui demandent conseil pour dégager une vigne, il peut récupérer et recycler tout ce qui traîne alentour, un tuyau de douche rouillé devient une clôture, des bouts d'aluminium protègent les fruits des oiseaux, un filet de pèche défend les cerises des attaques volatiles. Tout est réinventé pour créer des couleurs incroyables, des décors de peintres et des saveurs que certains grands chefs étoilés convoiteraient volontiers pour leur cuisine.
Odile parle beaucoup, accueille le tout venant, inviterait le monde entier à sa table.
Alain parle peu, mais observe tout cela de son nuage, avec le sourire d'un sage.
Ils sont si différents et il fait si bon chez eux.
Je me demande souvent comment on peut trouver une si parfaite harmonie. L'un et l'autre restent si sereins, si tranquilles. Les seules disputes que je leur connaisse sont quand Odile, inquiète, veut empêcher Alain, s'il est souffrant, d'aller courir remuer la terre de ses jardins.
Je les imagine souvent le soir, lorsque la porte est fermée et les visiteurs partis.
La vaisselle est lavée, essuyée et rangée, la toile cirée sur la table débarrassée des miettes et des tâches, le sol balayé. Tout brille, tout sent bon. Ils éteignent la télé qui est là en fond sonore mais que jamais personne ne regarde et ils vont se coucher doucement, s'endormant dans les bras l'un de l'autre comme au premier jour.
"Il est mignon le petit hein ?
- Hum ! Il a aimé le jardin.
- Il te suivra, comme son père.
- Bah, on verra.
- Dors bien Alain.
- Bonne nuit Odile".
Brel avait tort. Même si on n'entend plus que la grande horloge qui ronronne dans la nuit claire, ces vieux-là rêvent encore.
Des rêves simples : emmener le petit à la vigne, le serrer dans ses bras, revoir les enfants aux prochaines vacances, passer un jour de plus auprès de son aimé, tester de nouvelles conserves et savourer le visage de ceux qui y goutent... ces vieux-là rêvent toujours.
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Très belle histoire Catherine qui me laisse... rêveuse... si seulement on pouvait devenir des "vieux" comme Odile et Alain!!
RépondreSupprimerMerci à toi de nous faire partager ta si belle imagination :-)
Muriel