lundi 12 décembre 2011

LE REPAS DE NOËL

Gaston, Daniel et Edouard menaient tous trois une vie tranquille à la ferme de la vieille Henriette.
L'endroit était paisible et les trois accolytes liés par une solide amitié passaient leurs journées ensemble, à rire et à jouer, pour le plus grand plaisir des autres habitants du lieu.
Pourtant, ce matin-là, l'endroit était étrangement calme.
Daniel, Edouard et Gaston , et tous les autres animaux s'étaient rassemblés dans l'étable pour tenir conseil.

Aurais-je omis de préciser que Daniel était un cochon, Edouard un canard et Gaston un dindon ?
L'erreur est réparée.

Ainsi donc, tout ce petit monde tenait conseil, au chaud et à l'abri du froid qui s'était abattu il y a quelques jours sur la région.

"Mauvais signe ça !", fit la vieille Adèle, la vache d'Henriette.
- Quoi donc ? demandèrent les autres.
- La camionnette de ce mécréant  de Loriot est garée dans la cour de la ferme.
- Et alors ?
- Et alors ? Alors à chaque fois que ce boucher du diable fait son apparition chez nous quand le froid arrive, la mort rôde. Certains d'entre nous disparaissent pour ne jamais revenir.
- Comment ça, pour ne jamais revenir ?
- Le père Loriot est un boucher. Vous ne savez donc pas lire ? Là... sur la camionnette.


En effet, sur le véhicule stationné dans la cour, les lettres rouge sang éclataient sous le froid soleil du matin :
"BOUCHERIE-CHARCUTERIE LORIOT ET FILS.
SPECIALITES REGIONALES.
PRODUITS FRAIS TOUTE L'ANNEE"

Les animaux se pelotonnèrent au fond de l'étable quand ils virent sortir Loriot et la vieille Henriette.

"Alors c'est d'accord la mère Henriette. Je viens chercher les trois demain. Et d'ici là, vous me les soignez, d'accord ?"
- Oui, Oui, hihi, ricana la vieille en comptant pour la troisième fois la poignée de billets que venait de lui remettre le boucher.


- Au fait, tant que j'y suis mère Henriette, est-ce que je peux coller une affiche à l'entrée de votre ferme ?
- Oui oui, hihi, ricana de nouveau la vieille.

La camionnette sortit de la cour, s'arrêta quelques instants à l'entrée, avant de disparaître dans la fumée de son pot d'échappement défectueux.

La vieille Henriette avait regagné ses pénates et les animaux sortirent prudemment dans la cour puis à l'entrée de la ferme.

Là, on pouvait lire sur une affiche :

"REPAS DE NOËL
COCHONAILLE FOURREE AUX TRUFFES
CUISSES DE CANARD CONFITES
DINDE AUX MARRONS"


"La vieille Adèle avait raison", murmura Paulette la poule.
- Et bien on est fixés. On sait exactement qui va passer à la casserole cette année, marmonna le chat Mistigri qui passait là, en se lêchant méchamment les babines.

Les autres animaux s'éloignèrent de ce greffier renégat qui ne pensait qu'à son estomac.
A la nuit tombée, nouvelle réunion de crise dans l'étable.

" La chose est claire. Daniel, Gaston et Edouard, si vous ne pliez pas bagage illico presto, votre sort est réglé.
- Mais pour aller où ? glouglouta Gaston. On n'a jamais vécu ailleurs qu'ici. On ne connaît rien ni personne du monde de dehors.
- Allons, reprit la vieille Adèle, vous n'êtes pas seuls. Et puis vous risquerez toujours moins qu'en restant dans le coin."

Il fallait faire vite, avant que Mistigri n'aille alerter la vieille Henriette.
Les adieux furent rapides et simples.


Daniel, Gaston et Edouard décidèrent qu'ils devaient rester ensemble quoiqu'il arrive.

Un premier aperçu de ce qui les attendait s'annonça à la sortie du village.
La bande de Dick, le chien errant les attendait tous crocs dehors.


"Tiens, tiens, mais regardez qui va là...
- Oh la barbe, répondit Edouard.
- Alors mes tendrons, on fait un p'tit tour en ville ?"

Les chiens encerclaient les trois compères, paralysés par la peur.
Ils relevaient leurs babines férocement et se rapprochaient de plus en plus.
Daniel n'y tint plus et se cacha les yeux dans ses pattes.
Il était à genoux, offerts aux méchants crocs qui claquaient, ses deux amis collés à ses flans.
Il tremblait de tous ses membres, était pétrifié au point de ne plus pouvoir se contenir.

Une série de pets pétaradants retentit et emplit l'air d'une odeur étonnamment nauséabonde.



Le gros Dick qui avançait dangereusement ses dents sur le derrière dodu de Daniel fut aussitôt enveloppé dans un nuage d'une puanteur sans nom.
"Rha la vache, mais nom d'un chien, ça renarde velu ici. On dirait un champs de putois".
Il n'eut pas le temps d'en dire plus et perdit connaissance.
Un de ses accolytes voulut alors se rabattre sur les deux volatiles mais le troisième chien l'arrêta :
"Oublie ça. Ils se frottent au cochon. Leur viande est sûrement aussi pourrie. Mieux vaut décamper d'ici avant de finir empoisonnés".

ce qu'ils firent aussitôt, emportant sur leur dos le gros Dick encore dans les vapes.

Daniel qui n'avait rien vu de leur fuite préférait rester caché et ne voulait pas en plus faire face à l'humiliation.
Aussi ne comprit-il pas quand il entendit ses amis éclater de rire.
Risquant un oeil à la lumière, il eut le plaisir de constater que les molosses avaient détalé.
"Incroyable", s'exclama-t'il.
"Nous avons été sauvés par mes pets".
Les trois amis rirent de plus belle.


Ils trouvèrent un coin de bois bien caché pour finir tranquillement leur nuit à l'abri des prédateurs.

Le lendemain, ils se réveillèrent dans un sous-bois tout blanc. La neige avait commencé à tomber. L'hiver était là.
Vite, il fallait se mettre en route et ne pas rester immobiles dans ce terrible froid.
Ils cheminèrent à travers bois une bonne partie de la matinée. Plus question de se montrer sur la route. La mauvaise rencontre de la veille les avait échaudés.
Le soleil était haut dans le ciel quand ils décidèrent de faire une halte pour se reposer un peu.
Daniel se mit à fouiller dans la neige et les feuilles de son groin pour trouver pour lui et ses amis qualques glands, graines et racines qui pourraient les rassasier un peu.
La tâche n'était pas facile et il était  si absorbé qu'il n'entendit pas les branches craquer derrière lui.
C'est seulement en entendant des voix humaines et en voyant ses deux amis immobiles, comme hypnotisés, qu'il arrêta sa fouille.


Deux chasseurs se tenaient là, devant eux.
C'était Théodule et Léon, deux voisins du village d'en bas qui s'étaient mis en quête ce jour-là de la proie qui serait leur plat de fête pour le réveillon.

"Boudiou mon Théodule", fit Léon, "vois-tu bien c'que j'vois là ? Not' réveillon est fin prêt à c'qui semble. Active ta carabine qu'on n'en râte aucun".
Théodule hésitait.
- Dis-donc mon Léon, t'as-tu entendu qu'des bêtes avaient disparu de la ferme du gros Louis à hier ?
- Ben voui mais j'vois pas le rapport.
- Ben le rapport c'est que si c'est là les bêtes du gros Louis qu'on voit, y fera pas ben qu'il apprenne qu'on lui a zigouillé sa volaille et sa cochonaille. et moi, j'ai pas ben envie de me frotter au gros Louis.
- T'as ptêt raison mon Théodule. dans ce cas vaut ptêt mieux y ramener son bétail au gros Louis. Et si ça se trouve, y nous récompensera bien pour nos efforts.
- Posons les fusils Léon et approchons doucement".

Daniel, Edouard et Gaston avaient bien compris ce qui se tramait et ils avaient l'intention de vendre bien cher leur peau et de rester groupés comme ils l'avaient convenu.

Les chasseurs s'étaient à peine avancés que le dindon gonflait déjà ses plumes d'un air menaçant, le cochon baissait la tête très en colère et prêt à mordre et le canard commença à souffler violemment comme il avait vu faire les oies de la ferme de la mère Henriette.
Cela impressionna moins les chasseurs que les coups de bec, les pinçons, les morsures et les volées de plumes qu'ils reçurent à peine avaient-ils posé la main sur les trois amis.
Une bataille incroyable s'engagea dans laquelle les trois animaux s'étaient plongés avec une telle hargne que les chasseurs n'eurent pas d'autre solution que fuir en laissant sur place leurs fusils.


Nos trois compères les enterrèrent avec soin afin que les humains ne remettent pas la main dessus avant qu'ils soient loin.

Ils se remirent en route et marchèrent de nouveau jusqu'à la nuit tombante sans faire de nouvelle rencontre.
Ils avaient avancé si loin que le bois avait disparu laissant place à une lande dégagée et déserte puis à du sable, puis à la mer qu'ils n'avaient jamais vue et qui faisait tant de bruit.


Sans en avoir habité très loin, ils n'avaient pourtant jamais vu d'endroit comme celui-là.
Mais la fatigue l'emportait sur l'étonnement et tout ce qu'ils souhaitaient maintenant, c'était trouver un endroit où se cacher et s'abriter pour la nuit.
Edouard remarqua au loin sur la plage une sorte d'abri en bois.
C'était une barque à moitié bâchée qui restait là, seule, plantée sur ce désert.


Ils grimpèrent tous trois tant bien que mal dans l'embarcation, tirèrent avec becs et groin sur la bâche et s'endormirent , bercés par le bruit des vagues, abrités de la neige et du vent, paisibles enfin.

Au matin, c'est à nouveau le son du ressac qui les tira de leur sommeil.
Ca, et un léger roulis qui les rendait vaguement nauséeux.
Ils ne s'en étaient pas aperçus la veille, tant leur longue marche les avait épuisés, mais il semble que cette vieille barque n'était pas très stable.
Qu'importe, elle leur avait offert un abri bien confortable pour la nuit.
Gaston le premier voulut passer la tête hors de la bâche. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que la barque était entourée d'eau, pire flottait sur l'eau, pire encore tanguait dangereusement sur cette eau bien tumultueuse alors qu'on ne voyait plus qu'un petit bout de terre à l'horizon.


Catastrophe ! La barque n'était pas attachée et avait dérivé dans la nuit, emportée par la marée.
Les trois amis étaient terrifiés et ne savaient vraiment plus quoi faire pour se tirer de cette situation bien délicate.
La barque approchait dangereusement des gros rochers qui surgissaient de la mer.
Au-dessus d'eux, une longue batisse tout en hauteur, rouge et blanche, trônait au milieu de l'océan.
Un abri d'hommes. Au milieu de nulle part.
C'était leur dernière chance de ne pas mourir au milieu des flots déchaînés ou fracassés sur ces énormes rocs épineux.
Le dindon se mit à glouglouter, le canard à cancanner et le cochon à grogner, tentant de faire plus chahut que les vagues qui s'écrasaient.
Le gardien de phare (car c'était bien un phare) crut qu'il avait la berlue et associa les cris qu'il percevait à de mauvais restes de la bouteille de rhum qu'il avait vidée la veille au soir, pour oublier cette solitude qui lui pesait tant.
Mais les bruits persistaient, tant et si bien qu'il fit le tour du phare et roula des yeux bien ronds devant les trois animaux qui s'époumonnaient sur cette barque.


Sans réfléchir, il attrapa l'ancre de secours attachée au pied du phare, la jeta sur la barque et tira le canot vers le bord le moins escarpé.
Il sortit de justesse les animaux de leur embarcation avant qu'une lame plus grosse que les autres s'abbatte sur le petit radeau et le fasse éclater en mille morceaux.

"Et ben mes cochons, vous avez eu chaud aux ailes" s'exclama le vieux loup de mer.


"Nom d'une morue salée, je sais bien que la solitude me pèse mais là, je me demande tout de même si je ne devrais pas freiner un peu sur le rhum.
Un cochon, un dindon et un canard  qui accostent en canot, c'est diablement étrange, par la barbe de Poséidon !"
Daniel, Gaston et Edouard n'en menaient pas large sur ce bout de caillou.
Nulle part où aller.
Et un humain avec eux.
Et plus de canot pour s'enfuir.
"Daniel, glouglouta Gaston, on est fichus là, pas vrai ?
- Je sais pas si on est fichus, grogna Daniel, mais on vendra cher notre couenne et nos plumes. On a affronté des chiens enragés, des chasseurs armés, une mer déchaînée et on s'en est sortis ensemble. Alors c'est pas ce petit bonhomme bizarre qui parle tout seul qui va nous arrêter".
Ils commencèrent à montrer dents , becs et plumes et tout ce qui pouvait faire peur.
"Nom d'un hareng désséché, m'est avis que la causette au coin du feu n'est pas pour tout de suite. Mais j'ai ma lanterne à surveiller. Par ce temps de cachalot, c'est pas le moment de tomber en câle sêche. Je laisse la porte ouverte. Vous finirez bien par venir vous réchauffer à l'intérieur."

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le gardien monta à sa lanterne et les trois compères restèrent seuls.
"Ah ah ! Il a peur, le lâche !"
- Tu crois ? J'ai pas l'impression qu'il ait vraiment l'air effrayé. Il a pas l'air méchant non plus.
- La vieille Henriette non plus n'avait pas l'air méchant. Ca ne l'empêché de vouloir nous traîner chez le boucher".

De grosses vagues venaient s'écraser contre le phare. de plus en plus lourdes et froides. Les trois compères après maintes hésitations décidèrent d'entrer dans le phare. Alors qu'ils allaient se réfugier au fond de la pièce, le vieux gardien redescendait.

"Ah, ça y est , vous vous êtes décidés. Vous avez bien fait, parce que dehors, c'est une tempête de tous les diables qui se prépare. Ca va être une sacrée nuit de Noël, je vous le dis".
Sur ce , il claqua la porte.
"Bougez pas de là, je reviens avec ce qu'il faut".
Le gardien remonta.
Edouard grelottait autant d'effroi que de froid :
"Bon sang les gars, c'est cuit. Il vient de dire que Noël c'est cette nuit et nous voilà enfermés. Adieu mes amis, j'ai été fier d'être des vôtres".
Le gardien revint en chantonnant.


Il tenait un énorme couteau, qu'il faisait sauter d'une main à l'autre en souriant.
"Vous ne pouvez pas savoir comme vous êtes bien tombés".

"Cette fois c'est fini les amis", couina Daniel, "je vous ai aimés comme des frères".

Le gardien les regardait maintenant en riant. dehors, la tempête battait son plein.

"J'aurais souhaité une autre fin mais là, on a fait tout ce qu'on a pu. Nous resterons frères au-delà de la mort", ajouta Gaston.

L'homme s'avança dans la pièce, leva le couteau et éventra... un énorme sac de pommes qu'il gardait là.
Il passa ensuite à un sac de graines de tournesol stocké juste à côté.


Les trois amis le regardait éberlués.

"Voilà des semaines que je me demande ce que je pourrais faire de ces fichues pommes et de ces graines. Je ne comprends toujours pas pourquoi on a amené tout ça au phare, surtout que je n'aime que le poisson. Mais là, je crois qu'on va pouvoir se faire un fameux réveillon les amis".

Il repartit cherche sa pitance et des couverture pour les trois bêtes et lui-même.

Ce fut finalement un merveilleux repas de Noël.