(cette histoire était racontée par Jean-Claude LEGROS, conteur Réunionnais, dans l'émission PAS LA PEINE DE CRIER, sur France Culture).
Aujourd'hui, il n'y a pas de baleine.
Qui m'a raconté cette histoire ?
Je ne sais plus. J'ai oublié.
Quand est-ce arrivé ?
Je ne sais plus. J'ai oublié.
Mais je sais que ça remonte au temps de Gulliver, tu sais, celui qui est allé chez les Lilliputiens.
Et bien Gulliver avait fait de grands voyages et un jour il est arrivé sur une île.
C'était la Réunion.Mais la Réunion d'il y a longtemps longtemps.
Il y a si longtemps que le pays s'appelait alors Gondwana.
En ce temps-là, on disait que la Réunion était une île déserte.
Mais qu'est-ce qu'on y connaissait vraiment ? Qui s'y était vraiment rendu pour pouvoir dire ça ?
En tous cas, d'après Gulliver, il y a longtemps longtemps, la Réunion était habitée. Et c'était un paradis. Un paradis pour de bon. Il y vivait bien du monde.
Des gens vieux. Qui vivaient longtemps. Et tous ces vieux insulaires vivaient heureux.
Ils étaient tellement heureux qu'ils auraient voulu vivre encore plus vieux.
Et comment pouvaient-ils vivre encore plus vieux ?
En économisant leur souffle.
Et pour économiser son souffle, il n'existe qu'une manière : arrêter de causer.
Un soir qu'elles étaient réunies, une vieille dit aux autres :
"eh la marmaille ! "(elle parlait de marmaille mais celles qui l'écoutaient étaient déjà bien vieilles). "marmaille, je vais dire quelque chose : vous causez trop".
Juste ça, pour moi, ça prouve bien que cette histoire se passait à la Réunion. Les gens y parlent trop.
La vieille l'a répété :
"vous causez trop".
Alors une jeune vieille (!) proposa :
"on va arrêter de causer, comme ça on va économiser notre souffle, et comme ça, on va vivre encore plus vieux".
Une autre vieille leva la main :
"mais tu perds la tête ma fille. Si on arrête de causer, comment on va faire pour se comprendre ?"
Personne ne répondit rien pendant un moment puis une autre vieille leva la main pour parler.
"Moi là, j'ai une autre idée. Si au lieu de causer, on remplaçait le mot en montrant la chose qu'on veut exprimer ? on n'aurait plus besoin de parler. C'est la chose qu'on montre qui parlerait pour nous.
- Mais quelles choses tu veux montrer pour arrêter de causer ?"
La grand-mère expliqua :
"Au lieu de dire le mot, tu attrapes la chose en vrai.
Par exemple, si je veux dire SOULIER, j'attrape le soulier pour vous le montrer. Et vous autres, vous allez comprendre que je veux dire SOULIER. Comme ça, j'économise mon souffle et je vivrai plus longtemps".
Un vieille femme dit :
"Si je comprends bien, si je veux dire MANGUE, j'attrape une mangue et je vous la montre. Mais c'est bien ça. Mais où je vais trouver toutes les choses que je veux dire ?
- C'est simple ! Il suffit de mettre dans un grand sac toutes les choses que tu veux dire. La bouteille, le sable, du piment, n'importe quoi.
Tu veux dire BOUTEILLE ? Tu attrapes la bouteille dans ton sac.
Tu veux dire PIMENT ? Tu attrapes un piment.
Tu veux dire SABLE ? Tu attrapes une poignée de sable dans ton sac.
Comme ça, on n'a plus besoin de causer, on économise notre souffle et on vivra encore plus vieux".
Tout le monde trouve l'idée excellente.
Il n'y en a pas un dans l'assistance pour se demander si porter un grand sac sur ses épaules n'est pas plus fatigant que parler.
Même si on doit traîner le sac par terre.
Non tout le monde trouve l'idée excellente et ils commencent tous à coudre de grands sacs.
Le travail est déjà bien avancé quen une vieille pose son aiguille pour dire :
"Oui, c'est bien beau tout ça les enfants, mais si je vois une baleine dans la mer, comment je vais vous le dire ?
Je ne peux quand même pas sortir une baleine de mon sac !".
"Ca c'est vrai", dit une autre. "A plus forte raison si je veux dire qu'il y a douze baleines dans la mer".
Personne ne peut rien répondre.
Tout le monde reste là, sans voix.
Alors la première femme qui avait parlé se lève pour dire :
" Mais c'est facile ça ! Il suffit de mettre des petits objets miniatures dans notre sac. Comme ça, si je veux dire BALEINE, j'attrape une petite baleine en plastique".
Tout le monde était content et les femmes se remirent à coudre les sacs.
Mais une autre se lève et dit :
"C'est vrai, on peut mettre un paquet de petits jouets en plastique dans notre sac. Mais il y a quand même un problème. Si un jour il n'y a PAS de baleine dans la mer. Comment je fais pour vous le dire ?
Si je vous montre un sac vide , comment allez-vous comprendre que ça veut dire AUJOURD'HUI IL N'Y A PAS DE BALEINE ?"
Cette remarque déprima tout le monde.
On arrêta de coudre, on arrêta de causer.
Cette affaire les tracassait. Où étaient passés les bans de baleines ?
....
C'est pour cela qu'aujourd'hui ancore, quand ils passent en voiture sur la route de la corniche, les Réunionnais passent leur temps à guetter les baleines dans la mer.
Et quand ils voient une baleine dans la mer, ils attrapent une petite baleine en plastique dans leur sac pour montrer à tout le monde par la vitre.
Et toutes les voitures s'arrêtent pour guetter la baleine. Et c'est pour ça qu'il y a des embouteillages.
N'empêche, c'est pas pour autant que les gens arrêtent de causer.
Toute la journée ils causent.
Ils causent même quand ils n'ont rien à dire.
Ecoute la radio, tu vas comprendre.