Julietta était une petite fille calme et timide. Aussi ne pouvait-elle rien faire d'autre que rester immobile et ouvrir de grands yeux, face à l'effroyable Monsieur Lucien, l'épicier du village, qui hurlait et s'époumonait, accusant la petite fille d'avoir renversé cette pile de boîtes de tomates au jus.
Les personnes présentes dans la boutique commençaient à protester,
... sachant pertinemment que ce n'était pas un enfant de la taille de Julietta qui avait pu faire cela,
... sachant que la pile de conserves tenait un équilibre très précaire,
... sachant enfin et surtout que la petite Julietta aurait pu être gravement blessée.
Au milieu de ce chaos sonore et rouge de tomates, Julietta se tenait immobile et silencieuse. Et tout à coup, le silence envahit tout.
Même l'horrible Monsieur Lucien avait le sifflet coupé.
Il faut dire qu'il venait de lui pousser sur la tête, au milieu de son unique mêche de cheveux, un magnifique pissenlit, jaune soleil, avec de très belles feuilles.
Les badauds autour étaient ébahis.
Le déconfit Monsieur Lucien paniquait :
oh non ! Pas lui ! Pas à son tour !
C'était effectivement un phénomène que l'on avait déjà observé dans le village à deux ou trois occasions, durant ces derniers jours.
Ainsi, la vieille institutrice acariâtre se promenait maintenant avec un bouquet d'orties sur le chef, lui rappelant combien cette plante pouvait être irritante et comme il était méchant d'en attraper une branche pour fouetter les jambes des enfants qui ne savaient pas résoudre un exercice de mathématiques.
Alfred Grasmuta, le voisin des parents de Julietta, qui avait la fâcheuse habitude de se promener en débardeur et de se gratter les dessous de bras avait vu pousser au creux de son aisselle de fort jolies branches d'églantier, dont les fruits portent si bien le surnom de "poil à gratter".
Cela donnait enfin à ce triste sire une bonne raison de s'adonner à son vice du grattage.
Il était maintenant tellement occupé à soigner ses démangeaisons qu'il ne perdait plus de temps à jeter des cannettes de bière vides et des insultes aux malheureux enfants qui osaient passer devant sa maison (ce qui, il faut bien l'avouer, est très problématique quand il s'agit de votre voisin et qu'on est bien obligé de prendre ce chemin pour rentrer chez soi).
Toute personne un tant soit peu observatrice etprésente lors de ces divers événements aurait pu remarquer qu'à chaque fois, Julietta était présente.
Et plus encore, Julietta avait été la victime des attaque de ces méchants.
Cette même personne très observatrice aurait pu également remarquer que le début des incidents décrits précédemment coïncidait exactement avec le début de la transformation du jardin des parents de Julietta.
En effet, ce jardin auparavant assez banal s'était métamorphosé en un magnifique parc.
Les couleurs des fleurs explosaient aux yeux des passants, des espèces rares se développaient incroyablement, dans cette région où le climat était loin d'être propice aux plantes exotiques.
Pour le plus grand étonnement des habitants de cette demeure.
Le papa de Julietta n'était pas un as du jardinage et sa maman avait beau adorer les plantes, elle n'avait malheureusement pas la main verte et ses tentatives de plantation étaient souvent vouées à l'échec.
Ce qui étonnait le plus la mère de la petite fille était la variété des plantes qui poussaient désormais avec volupté sur leur terrain. On trouvait toutes sortes d'espèces qu'elle avait pu un jour évoquer ou admirer devant sa petite Julietta.
Voici comment tout avait commencé quelques jours plus tôt.
Julietta révait gentiment dans le jardin tandis que le chat chassait les papillons sur la pelouse.
Puis le minou passa des papillons au seul petit buisson du jardin et se mit à tourner autour en grognant.
Quand Julietta s'approcha du buisson, elle aperçut, caché dans ses branches, un minuscule lutin tout tremblotant.
"Aide-moi s'il te plaît. cet affreux matou va me croquer.
- mais non, il veut juste jouer.
- Jouer, jouer... tu as vu ses griffes ?
-Que fais-tu là ?
- Je suis le lutin de ton jardin. Il y en a un dans chaque jardin. Je suis ici pour aider les plantes à pousser mais rien à faire, ton chat m'empêche sans arrêt de faire mon travail. Et là, je ne peux même pas m'enfuir.
- D'accord, je vais t'aider. ne bouge pas de là.
- peuh... ça risque pas !".
Julietta attrapa le chat et le força à s'éloigner, malgré les protestations évidentes de ce dernier.
Puis elle revint au buisson.
"Sors-moi de là s'il te plaît.
-Il faut attendre. Le voisin, Monsieur Grasmuta est encore dehors à boire de la bière".
Le gras Alfred grasmuta fixait justement Julietta et lui lança :
"Quest-ce que tu mijotes encore toi ? Ne t'avise pas de passer sur mon trottoir où il t'en cuira".
Julietta haussa les épaules puis alla chercher l'arrosoir.
Elle le remplit d'eau et alla d'abors arroser la petite fleur dans le pot.
"C'est pas comme ça que ça va pousser", hurla Grasmuta, "z'êtes vraiment pas doués dans cette bicoque".
Julietta haussa de nouveau les épaules, retourna remplir l'arrosoir et se dirigea vers le buisson où était caché le lutin.
Elle chuchota, en prenant bien soin de ne pas mouiller le petit bonhomme :
"dès que l'arrosoir sera vide, saute vite dedans".
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Julietta demandé tout bas :
"Où veus-tu que je te dépose ?"
Grasmuta de son côté se remit à maugréer :
"Et en plus la gamine parle toute seule. Vraiment une maison de cinglés".
Julietta haussa une nouvelle fois les épaules et se dirigea derrière la maison en tenant fermement son arrosoir.
Elle demanda de nouveau au lutin :
"Bon alors, où veux-tu que je te dépose ?
-Passe l'arrosoir derrière le buisson de ronces au fond du jardin".
Lorsque Julietta souleva l'arrosoir au dessus des branches pour déposer son passager, celui-ci bondit sur son épaule et lui susurra à l'oreille :
"Tu m'as sauvé la vie. Pour te remercier, je te donne le don de faire pousser ce que tu veux, comme tu veux, quand tu veux, où tu veux. ce don disparaîtra dès lors qu'il sera découvert. Adieu, et encore merci".
Sur ces paroles, le lutin bondit dans les ronces et disparut.
Au début, Julietta ne comprit pas le sens des paroles du petit homme.
"Faire pousser ce que je veux. Comme je veux. Quand je veux. Où je veux.
Faire pousser quoi ? les cheveux ? les tomates ?"
A peine eut-elle prononcé ces mots qu'un magnifique plant de tomates apparut sous ses pieds, se dressa jusqu'à sa tête et d'énormes pommes d'amour rebondissaient au bout de chaque branche.
Incroyable.
Julietta voulut faire un autre essai.
Elle tenta sa chance avec le pot de fleurs près de la maison : celui où une seule et pauvre malheureuse peite fleur luttait pour ne pas se flétrir.
A peine Julietta en eut-elle émis le souhait que le pot s'emplit des fleurs magnifiques et d'un feuillage qui débordait de tous côtés.
Grasmuta, qui l'avait aperçue en train d'arroser la plante et qui voyait maintenant la transformation s'approcha de la haie qui séparait les deux maisons.
"Ah ben ça alors ! Dis-donc, t'as utilisé quoi comme engrais chimique ? Encore un truc qui va tous nous empoisonner.
En plus la gamine est une empoisonneuse. Non mais quelle maison de cinglés".
Julietta, pour toute réponse, haussa les épaules et rentra chez elle.
Dans les nuits qui suivirent, elle s'attaqua à la transformation du jardin de ses parents. Bien que Julietta procéda par petites touches, pour que la mutation en soit pas trop brutale, le résultat n'en restait pas moins spectaculaire.
Et le gros voisin Grasmuta ne cessait de faire des commentaires désobligeants.
"Non mais vous avez vu ça ? E d'où qu'ils sortent l'argent pour toutes ces plantes ? Et qui entretient tout ça ? Qu'est-ce que c'est que ces magouilles ?
Et ces machins exotiques, on a le droit de planter ça ?"
Il criait et gesticulait tant et si fort qu'un soir, Julietta en eut assez.
"Oh là là ! celui-là ! S'il passait plus de temps à se gratter sous les bras, il nous ficherait un peu la paix".
Et hop ! Aussitôt une branche d'églantier (et oui ! le poil à gratter !) poussa sous un des bras d'Alfred Grasmuta.
Pris de panique, il fonça à l'hopital où assurément on n'avait jamais vu ça. Et bien sûr, on ne pouvait rien faire sauf lui poser une petite atèle entre le bras et le torse pour que les branches épineuses ne l'écorchent pas.
"Ca alors !", songeait Julietta. "Je n'avais pas pensé à ça."
Elle était néanmoins bien ennuyée. Il n'était pas dans sa nature de faire du mal aux gens.
Reconnaissons toutefois les bienfaits de cet incident.
Grasmuta se calfeutra chez lui et cessa durant quelques jours de persécuter les passants et les voisins.
Il n'avait cependant pas dit son dernier mot.
Il ye avait en effet à l'entrée du village un supermarché spécialisé dans le commerce de plantes.
De pauvres et vilaines plantes, génétiquement modifiées, dont on ne pouvait même pas récupérer les graines, dont les feuilles se desséchaient au bout d'une semaine, dont on ne pouvait tirer aucun fruit.
mais ce supermarché des plantes étiat le seul à des kilomètres à la ronde.
On ne pouvait éviter de passer par lui et on devait revenir puisque les plantes ne repoussaient jamais.
Une vraie escroquerie.
Grasmuta, qui connaissait le patron de ce magasin, contacta ce dernier pour lui parler du jardin de ses voisins.
C'est ainsi qu'un beau matin, un agent de police vint sonner chez les parents de Julietta, accompagné du Directeur du magasin A LA GRASSE DES PLANTES (ce directeur était très mauvais en orthographe, et encore plus mauvais en jeux de mots).
La maman de Julietta ouvrit poliment la porte :
"Bonjour Madame, dit l'agent
- Bonjour Monsieur l'agent. Et Monsieur ?
- Monsieur Malplant, répondit le grand bonhomme qui accompagnait l'agent.
- Que puis-je pour vous Messieurs ?
- Vous pouvez me rendre toutes les plantes que vous avez volées dans mon magasin, hurla le grand Monsieur avant que l'agent ait pu ouvrir la bouche.
- Quelles plantes ? Quel magasin ?
-Là, votre jardin ! Toutes ces plantes là ! Vous ne les aviez pas il y a encore une semaine. Je le sais. votre voisin me l'a dit. Voues les avez volées à LA GRASSE DES PLANTES, mon magasin, hurla de nouveau le grand échalas.
-Vous plaisantez j'espère. J'ai toujours eu ces plantes chez moi. Il est vrai que depuis une semaine, elles poussent miraculeusement mais je n'ai rien volé.
-Vous mentez, reprit Malplant.
-Monsieur l'agent, implora la maman de Julietta, nous sommes honnêtes.
Monsieur l'agent répondit :
-Peut-être y a-t'il un moyen de prouver que ces plantes sont à vous. Avez-vous des photos plus anciennes de votre jardin où l'on pourrait les apercevoir ?"
Ainsi allait la discussion que Julietta avait surprise alors qu'elle se préparait pour aller à l'école.
Elle décida d'arranger rapidement les choses.
Ainsi, en partant, son cartable sur le dos, elle s'arrêta devant chaque maison pour administrer aux plantes le même traitement qu'au jardin de ses parents.
Sauf... chez Grasmuta.
Le quartier gagna ce matin-là des couleurs extraordinaires, la végatations'étalait partout, des milliers de fleursrépandaient un parfum merveilleux.
Sauf... chez Grasmuta.
Chez Grasmuta, Julietta avait fait pousser un énorme paquet de ronces sans fruits, à feuilles grises, à épines pointues, qui bloquaient son allée.
Le gros voisin était si occupé à espionner avec une paire de jumelles ce qui se passait chez les parents de Julietta qu'il ne se rendit même pas compte de ce qui arrivait alentour.
Quand la maman de Julietta raccompagna Monsieur l'agent et l'affreux Malplant, quelle ne fut pas leur surprise devant la transformation du quartier.
La maman de Julietta s'exclama :
"Vous voyez. Les plantes poussent partout.
-Des voleurs, ce sont tous des voleurs", hurla Malplant.
- Ah ça suffit Malplant", tonna Monsieur l'agent."je considère l'affaire close. Et nous vous présentons toutes nos excuses Madame Doujardine (ainsi s'appelaient les parents de Julietta. Doujardine, ça ne s'invente pas).
"-Mais...mais...mais..." piaffait Malplant.
"- Ah ça suffit Malplant", retonna Monsieur l'agent."Ou je vous fais arrêter pour faux témoignage".
Grasmuta qui espionnait de l'autre côté de la haie n'en revenait pas.
Il était furieux que son plan ait échoué.
Le même soir, lorsque Julietta revint chez elle, les habitants du quartier étaient tous joyeux, sortaient dans la rue pour se parler, commenter les beautés qui les entouraient.
Julietta était très fière de ces changements.
Sa maman l'attendait à la maison et l'invita à venir s'assoir avec elle.
"-Tu as vu comme tout est joli et fleuri maintenant ?
- Oui, répondit Julietta, j'adore.
-C'est tout de même étrange de voir mes plantes préférées pousser ainsi.
- Moi je ne trouve pas ça bizarre, répondit Julietta. Ca prouve juste que la nature t'aime beaucoup.
-Et elle aime aussi les gens que j'apprécie. en revanche, Dame Nature ne semble pas porter grande estime à Monsieur Grasmuta. C'est étonnant non ?
-Méchant comme il est, moi ça ne m'étonne pas du tout, grommela Julietta.
-Dame Nature fait aussi des tours bizarres à des personnes pas très sympathiques ces derniers temps. comme Monsieur Lucien, notre épicier".
Julietta ne répondit rien. Elle se contentait de regarder droit devant elle.
madame Doujardine reprit :
"Tu sais, quand j'avais ton âge, j'avais découvert dans notre jardin un merveilleux petit bonhomme. Un lutin des jardins. Je l'avais délivré d'une grosse toile d'araignée où il s'était empêtré et pour me remercier, il..."
- Oh non ! Maman, mon secret...
- Je suis désolée Julietta, cela devait arriver".
Aussitôt, les branches d'églantier disparurent des aisselles de Grasmuta, les orties de la tête de la vieille institutrice acariâtre, les pissenlits du crâne de Monsieur Lucien. A leur grand soulagement.
Néanmoins, ils prirent bien soin de ne plus s'emporter comme auparavant auprès de leurs semblables, de crainte que la malédiction ne revienne.
ce dernier point ne concernait évidemment pas l'incorrigible Grasmuta. Mais celui-ci était désormais tellement occupé à tailler la ronce géante qui envahissait son jardin qu'il n'avait plus trop de temps à consacrer aux imprudents qui auraient osé piétiner son trottoir.
Ce qui n'arrivait d'ailleurs que très rarement, car c'était la seule maison du quartier où il n'y avait pas de jardin merveilleux à admirer.
Dame Nature avait pris soin de laisser vivre partout alentour les merveilleuses plantations tout droit sorties de l'imagination de notre petite Julietta.